Libération : «Weinstein, Baupin, DSK, le scénario est souvent le même»

Contenu de l'actualités

19 octobre 2017

Propos recueillis par Cécile Daumas

Du sentiment d’impunité de l’agresseur à l’emprise sur les victimes, le harcèlement joue sur des ressorts psychiques communs. Pour la psychiatre, il ne s’agit pas d’une histoire de sexe ou de séduction mais bien de rapports de force et de domination.

Elle s’est fait connaître du grand public il y a bientôt vingt ans en publiant un livre devenu best-seller, le Harcèlement moral (la Découverte, 1998). A l’écoute de ses patients, la psychiatre Marie-France Hirigoyen a vu monter cette souffrance au travail, et l’a popularisée en la nommant d’une expression compréhensible par tous. Dans son cabinet, elle reçoit aussi de nombreuses femmes victimes de harcèlement sexuel : actrices, femmes politiques, cadres ou employées. De l’agresseur à la victime, Marie-France Hirigoyen décrit des mécanismes communs et des réactions psychiques largement partagées. Loin d’être une seule histoire individuelle, le harcèlement est avant tout une question de rapports de pouvoir, affirme la spécialiste.

«Le grand mouvement de prise de parole chez les femmes suite à l’affaire du producteur américain Weinstein ne me surprend pas. DSK, Baupin, Weinstein, le scénario est souvent le même. On appelait Weinstein «the pig». Pour DSK, les femmes savaient qu’il ne fallait pas se retrouver seule dans une pièce avec lui. Ces hommes affichent des profils identiques : ils ne comprennent pas ce qu’on leur reproche. Pour eux, c’est du marivaudage, au pire, de la drague lourde. Producteur de cinéma ou patron d’entreprise, ils sont dans des situations de toute puissance, ils pensent pouvoir agir en toute impunité. Tout à leur narcissisme, ils humilient les femmes en les traitant comme des objets, des objets sexuels. Ils tirent une jouissance à dominer. L’impunité de leur situation professionnelle leur permet d’agir ainsi. Généralement, ce sont des hommes peu courageux. Si des femmes leur résistent, elles en paient les conséquences. Un fort ralentissement ou la fin de leur carrière, la perte d’un emploi.

«Le problème du harcèlement sexuel n’est pas une histoire de sexe, de drague ou de séduction, mais bien de pouvoir et de domination. Il se développe partout, particulièrement dans les lieux hautement symboliques : un grand médecin à l’hôpital, un architecte, un homme politique, un grand patron, un présentateur télé.

«Généralement, le harcèlement se met en place progressivement. Il constitue une intrusion non voulue dans la vie privée et dans l’intimité. Une situation malsaine se crée, les femmes se sentent mal. Etre harcelée crée une sidération qui brouille action et jugement. Comme leur travail est en jeu, ces femmes peuvent rarement répondre violemment. Elles tentent d’esquiver. Indirectement, elles se rendent complices de ces situations. Elles culpabilisent. Si elles acceptent la situation, doivent-elles aller jusqu’à l’acte sexuel ? Mais accepter, ce n’est pas consentir. Les femmes laissent faire pour ne pas avoir d’ennuis. Mais comment vivre avec ça ? Ce sont des situations humiliantes, elles ont honte. Dans la police, une de mes patientes a vécu un acte sexuel mimé sur elle par un de ses collègues. Le bureau a bien ri. Comment réagir ? Elles ne savent pas quoi faire, se sentent seules, ne savent pas à qui en parler. Elles n’ont pas les moyens de se défendre. Une femme cadre m’a dit : « J’étais comme Shéhérazade, je parlais pour retarder le moment où il allait me toucher… » Une autre a voulu dénoncer son harceleur mais dans certaines grandes entreprises, les directions préfèrent verser une somme d’argent pour étouffer les affaires. Le harcèlement joue sur l’ambiguïté et les zones grises. Certaines femmes ne veulent pas attirer trop d’ennuis à leur agresseur. Une cadre dans une grande d’entreprise aimait bien son supérieur jusqu’à ce qu’il se montre trop pressant. Il essaie de la coincer, lui demande de passer un week-end ensemble, elle refuse. Aujourd’hui, elle est obligée de mettre en place des stratégies incroyables pour ne pas se retrouver seule avec lui. Le soir, elle évite le désert des bureaux. S’ils partent ensemble en déplacement professionnel, elle ne prend pas une chambre dans le même hôtel que lui.

«Si les femmes réagissent trop brutalement, elles perdent leur emploi. Si elles ne disent rien, aussi. Si elles veulent dénoncer en interne leur agresseur, le harcèlement sexuel devient harcèlement moral. Une pratique courante en entreprise. J’ai vu une femme dont le supérieur hiérarchique lui a pourri la vie après un refus : il lui faisait payer l’humiliation d’avoir été repoussé. Porter plainte n’est pas facile non plus. Cela veut dire entrer dans les détails de ce qui vous arrive mais aussi entrer dans les détails de sa propre vie privée. Au tribunal, une femme s’est retrouvée accusée par son harceleur de vouloir un enfant : elle avait la quarantaine, célibataire, sans famille.

«Ces histoires, j’en entends beaucoup dans mon cabinet. Bien plus que les chiffres officiels. Je connais peu de femmes à qui cela n’est pas arrivé une fois dans sa vie. Certaines sont harcelées plus gravement. Avec des conséquences traumatiques évidentes. Qui-vive permanent, estime de soi et ambition professionnelle anéantis. Ces femmes sont isolées. Le harcèlement est une histoire de solitude. Le féminisme et le développement de l’égalité de droits brisent petit à petit ce cercle. Des solidarités féminines se mettent en place comme les réseaux de femmes en entreprise. A partir du moment où une femme parle, d’autres s’autorisent à le faire. La médiatisation libère la parole. Les femmes sont aussi aujourd’hui davantage à des postes de pouvoir, un équilibre se crée, les mentalités changent. Plus il y a de parité, moins il y a de harcèlement.»