2 Novembre 1998 : Le Quotidien du Médécin
Voilà déjà quelques années que la violence a commencé de gagner les vitrines des libraires. N’est-il pas logique que psychologues, sociologues, psychiatres et autres représentants des sciences humaines informent le public de ce qui devient pour eux une préoccupation croissante? Le livre de Marie-France Hirigoyen, psychiatre, psychanalyste, psychothérapeute, frappe pourtant particulièrement en exposant clairement les mécanismes et les redoutables conséquences d’une violence feutrée, « perverse »; qu’elle appelle « le harcèlement moral ».
Aux yeux de la victimologue qu’est l’auteur, il est temps que la société cesse de se montrer « aveugle devant cette forme de violence indirecte » dont la Tatie Danielle du film d’Etienne Chatiliez est un plaisant exemple, mais qui relève d’une « perversion morale » à reconnaître et à dénoncer.
Dès son introduction, Marie-France Hirigoyen donne vie en quelques paragraphes à ces pervers qui savent si bien, par un processus inconscient et remarquablement efficace, martyriser leur entourage tout en se faisant passer pour victime, ce qui leur évite tout conflit intérieur, toute culpabilité. Sans doute les psychiatres décèlent-ils parfois la perversion à l’œuvre, mais trop souvent, semble-t-il, ils s’en méfient tant qu’ils préfèrent se tenir à distance, au grand dam de la victime. Celle-ci en effet a bien du mal à dire sa souffrance, à la rapporter à sa cause première, soit les attaques souvent sournoises, cachées, indirectes du pervers… et à trouver compréhension et aide.
Tueur psychique
Pourtant, les choses peuvent aller, dans un tel contexte, jusqu’au « meurtre psychique ». hauteur n’hésite pas à rapprocher de tels pervers des tueurs en série, dans la mesure où dans les deux cas, « il s’agit de prédation, c’est-à-dire d’un acte qui consiste à s’approprier la vie ».
II ne faudrait pas pour autant, sous prétexte d’alerter contre un mal trop souvent caché, faire naître trop de vocations de victimes prêtes à dénoncer leur conjoint ou leur supérieur comme tueur psychique. L’auteur le précise à plusieurs reprises : il ne faut pas confondre les réactions perverses que chacun peut développer une fois ou l’autre pour se défendre, avec le comportement répétitif et systématique du pervers.
Pour mieux familiariser son lecteur avec les relations perverses qu’elle veut mettre au grand jour, l’auteur va détailler, exemples à l’appui, cette « violence perverse au quotidien », si difficile à déceler; en effet, seule la répétition de « petits actes pervers …si quotidiens qu’ils paraissent la norme » permet de dévoiler des individus par ailleurs souvent fort bien adaptés socialement, mais qui « jonchent leur parcours de cadavres ou de morts-vivants ». Elle montre comment dans un couple, entre parents et enfants, peuvent s’établir par petites touches, par déstabilisations successives des relations de pouvoir ou plutôt d’abus de pouvoir, dont la victime a d’autant plus de mal à se sortir qu’elle-même se demande si elle n’est pas la vraie responsable de sa souffrance.
Des victimes piégées
Dans l’entreprise, si « les procédés de harcèlement sont beaucoup plus stéréotypés que dans la sphère privée », ils sont peut-être d’autant plus développés aujourd’hui que les victimes osent de moins en moins souvent quitter leur emploi et que les harceleurs trouvent souvent une certaine complaisance, voire la complicité de l’entourage. Refuser la communication directe, disqualifier sa victime de toutes les façons possibles, la discréditer systématiquement, l’isoler, la brimer, la pousser à la faute, la harceler sexuellement sont autant de moyens d’exercer un pouvoir abusif sur un collègue, un subordonné, un supérieur hiérarchique. Tout ce que peut faire ou dire la victime pour relâcher la pression perverse qui s’exerce sur elle finit par se retourner contre elle.
hauteur refuse avec énergie que l’on banalise de tels comportements, sous prétexte qu’il n’y a pas de bourreau sans victime ou que les victimes sont celles, inévitables, de la crise économique. Les victimes ne sont pas consentantes, mais piégées, explique-t-elle, et il faut incriminer « le laxisme organisationnel » qui, dans trop d’entreprises, laisse le champ libre aux harceleurs.
C’est ensuite en psychologue d’expérience que l’auteur analyse les mécanismes qui sous-tendent les cas cliniques qu’elle a décrits.
La séduction perverse assure l’emprise sur la victime et précède l’instauration de modes de communication d’une violence d’autant plus conquérante qu’elle sait se cacher sous les masques les plus divers et les plus anodins. « La phase de haine apparaît au grand jour lorsque la victime réagit, qu’elle essaie de se poser en tant que sujet et de récupérer un peu de liberté. »
Qui est donc cet agresseur dangereux ? Un pervers narcissique dépourvu de toute empathie pour les autres, un quasi-vampire qui a besoin de se nourrir de la substance de l’autre, un mégalomane qui ne veut pas voir ses failles et impute aux autres ce qui ne va pas…
Ne pas agresser en retour
Même si les comportements du pervers reflètent une profonde souffrance, d’accès difficile, c’est bien à la victime que l’auteur entend porter secours. La première étape pour la victime est de repérer le processus, ce qui suppose de bien connaître les tactiques, le mode de fonctionnement du pervers, en évitant soigneusement d’agresser en retour – le rêve de l’agresseur. Pour tenir tête, résister, il faudra trouver les soutiens adaptés souvent, la justice, rarement, une personne de l’entourage direct, souvent, un psychiatre ou un psychothérapeute, un médecin du travail, un responsable sachant écouter… Guérir, après avoir subi de telles entreprises de destruction, n’est pas facile. L’auteur attache beaucoup d’importance à la psychothérapie quel que soit son type, plus dépendant de la personne et des circonstances que de la supériorité d’une méthode ou d’une autre. Et c’est sur un appel à la réaction de nos sociétés, qui « sous prétexte de tolérance » tendent à laisser le champ libre à la loi du plus fort, que l’auteur clôt son ouvrage.