17 Février 2014 : Le Nouvel Obs

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Harcèlement moral au travail : « Il y a un retour en arrière », par Louis Morice

La sortie du livre de Marie-France Hirigoyen en 1998 avait créé un électrochoc. La psychiatre observe aujourd’hui un durcissement des relations au travail. Entretien.

Un livre en 1998, une loi en 2002 : les salariés qui souffraient de harcèlement moral en silence ont osé prendre conscience qu’ils vivaient une situation anormale. Des plaintes ont été déposées, des dirigeants sanctionnés. Puis la crise est passée par là. A l’occasion d’un « Que sais-je ? » sur « Le harcèlement moral au travail »*, Marie-France Hirigoyen décrypte l’évolution des méthodes de management. Psychiatre et expert auprès de la Cour d’appel de Paris, elle observe le retour de comportements inacceptables.

Après le grand succès de la première publication de votre ouvrage, en 1998, la France s’est dotée d’une loi sur le harcèlement en 2002. Est-une une victoire ?

– Cette loi a été extrêmement importante. C’était la première fois que l’on parlait de santé mentale dans le code du travail. Au-delà des sanctions, la loi a fait obligation aux employeurs de mettre en place une prévention. Tout n’est pas réglé mais les entreprises ont maintenant une obligation de résultats concernant la prévention du harcèlement.

Le harcèlement moral au travail existe pourtant toujours. Comment l’expliquez-vous ?

– J’ai l’impression qu’il y a une banalisation. Il y a eu une prise de conscience et une amélioration avec la loi mais, avec la crise économique, nous assistons à un retour en arrière. Les relations au travail se sont durcies.

Vous observez cet impact de la crise ?

– Je reçois des cas plus graves qu’il y a quelques années. De personnes qui disent « j’ai supporté parce que je n’ai pas le choix, je ne peux pas perdre mon travail ». Il y a un durcissement des méthodes de management qui amène les personnes à l’épuisement. Il suffit alors d’un chef tyrannique ou d’un collègue qui veut un peu plus de pouvoir pour que ces personnes épuisées se défendent mal et soient victimes de harcèlement moral.

La fragilité de l’économie augmente donc la vulnérabilité des salariés face au harcèlement ?

– La crise mais aussi le changement de société – cette société de réussite où il faut être le meilleur – peuvent amener des personnes à avoir des comportements inacceptables, sans en être conscientes, pour garder leur poste, pour avancer dans l’échelle hiérarchique.

La crise a-t-elle fait évoluer les méthodes de harcèlement ?

– La différence ne tient peut-être pas tant à la crise mais plutôt à l’évolution des méthodes de management. La limite entre ce qui est du management un peu dur et du harcèlement est devenue assez imprécise. Il est devenu normal de mettre la pression sur les personnes. Normal aussi de donner trop de travail. Le management actuel isole les personnes : on est responsabilisé, culpabilisé. On doit faire toujours plus avec moins de moyens. Cette ambiance générale épuise. A quel moment est-on dans quelque chose d’encore acceptable et à quel moment est-on dans une violence ? Notre société rend cette limite très floue.

Dans ce contexte, les harceleurs peuvent-ils se sentir poussés par leur hiérarchie ?

– Mais ils le sont quelquefois ! Il existe des entreprises où il y a une charte éthique impeccable mais où il y a une telle dureté du management que les cadres sont acculés à mettre encore plus de pression. Par ricochet, ils reproduisent ce qu’ils subissent.

Cette pression est-elle consciente ?

– Dans certains lieux, on considère comme normal le fait d’essayer de se débarrasser de quelqu’un. Je pense aux seniors : petit à petit, on leur retire leur travail, on ne leur propose plus de formation, on ne les tient plus au courant des réunions. Tout cela est partiellement conscient. Quand tout le monde doit être performant, si un salarié est un faible contributeur, on va le mettre de côté, en toute bonne conscience. On fait en sorte qu’il ait envie de partir de lui-même, qu’il s’épuise ou se mette en faute. Après, on peut s’en débarrasser.

Face au harcèlement, bien souvent on sait, on voit, mais on ne réagit pas. N’avons-nous pas une responsabilité collective ?

– Nous sommes effectivement tous concernés. Les témoins pourraient dire. Mais ils sont rarement en bonne position. J’ai eu l’exemple de personnes harcelées pour avoir soutenu un collègue qui dénonçait du harcèlement. Il faut être clair : quand on est encore en poste, on ne peut pas témoigner.

Il existe des entreprises qui tentent de réagir ?

– Face à un cadre de direction dont le management pose problème, certaines entreprises mettent un coach pour essayer de l’éduquer un peu. Mais, la plupart du temps, tant qu’il n’y a pas de plainte, rien ne se passe. Et si une personne se plaint, on va considérer que c’est elle qui pose problème. Il faut des directions courageuses qui osent sanctionner des managers performants si leur comportement pose problème.

Comment sortir de ce système ?

– Il y a quelques années, au cours de ses universités d’été, le Medef a organisé un débat sur les émotions au travail… C’est un peu comme si les entreprises cherchaient à se servir de la part humaine et émotionnelle des personnes quand c’est utile pour elles mais n’en tiennent pas compte quand les salariés viennent se plaindre. Le management actuel est contre performant : il démotive les personnes qui s’abîment petit à petit et perdent leur créativité. Si on veut que les entreprises soient plus performantes et les gens plus heureux au travail, il faut tenir compte des petites plaintes. Il ne faut pas attendre qu’il y ait des suicides sur le lieu de travail pour réagir.

Propos de Marie-France Hirigoyen, psychiatre, expert à la Cour d’appel de Paris, recueillis par Louis Morice – Le Nouvel Observateur.

* « Le harcèlement moral au travail », par Marie-France Hirigoyen, éditions Puf, 9 euros.