15 mars 2019 : Le Nouvel Obs
Qui sont ceux que vous appelez « les Narcisse » et qui, dites-vous, sont désormais parvenus au sommet de l’échelle sociale ?
Que l’on s’entende bien : le narcissisme en soi n’est pas une pathologie. Mais ces dernières années, des hommes forts au comportement pathologique se sont hissés à la tête d’entreprises, de partis politiques, de médias, de pays… Ceux que j’appelle les « Narcisse grandioses » sont dans la surenchère et veulent toujours être au premier plan. Ils présentent un danger pour les autres.
A cet égard, le président américain Donald Trump est une caricature. Qu’il ait été élu et se maintienne au pouvoir doit nous amener à nous interroger. Nous sommes devenus plus narcissiques, et cela nous amène à sélectionner ces profils pour occuper des postes importants.
Comment en est-on arrivé là ?
Le narcissisme n’est pas nouveau. Dès les années 1980, aux Etats-Unis, les psychologues et les sociologues s’interrogeaient sur la montée de ce phénomène au sein de la société. Nous, Européens, regardions cela de loin. Mais avec la mondialisation et l’impact des réseaux sociaux, nous avons été touchés à notre tour.
Les pays asiatiques semblent plus épargnés. Les Japonais, par exemple, ont une approche plus collective, c’est la raison pour laquelle ils ne supportent pas le narcissisme de Carlos Ghosn [ancien PDG de Renault et Nissan soupçonné de malversations et détenu près de quatre mois au Japon, NDLR].
A quel moment un trait de caractère devient-il une pathologie ?
C’est toute la question qui a accompagné l’élection de Donald Trump. Est-on, dans son cas, devant une pathologie mentale ? Le débat reste ouvert chez les psychiatres. Même si le DSM-5 [Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, manuel de référence qui classifie les maladies mentales, NDLR] est un outil contestable, Donald Trump coche toutes les cases du trouble de la personnalité narcissiquedécrite dans le livre. Le DSM dit par ailleurs qu’un trait de personnalité constitue une pathologie lorsqu’il fait souffrir le sujet. On pourrait s’interroger : n’est-ce pas également le cas quand les autres en souffrent ?
Pourquoi sont-ils dangereux pour la société ?
La montée du narcissisme amène forcément des inégalités. Mes patients qui souffrent au travail ont l’impression que la réussite est réservée aux autres et perdent espoir. Les personnes les plus vulnérables se sentent humiliées, comme le montre la crise des « gilets jaunes ». Le narcissisme exagéré des élites les fait souffrir : il leur renvoie une image d’eux-mêmes défaillante. Les « gilets jaunes » se sentent oubliés du progrès, laissés-pour-compte. Pour une fois, ils ont essayé de se faire entendre.
Et j’observe que très vite, au sein des « gilets jaunes », des Narcisse ont tenté de s’imposer. Maxime Nicolle (Fly Rider), Eric Drouet… Ils sont passés sur les chaînes d’information en continu. Plus ils étaient excessifs, plus on les écoutait. Ils ont profité d’une opportunité, d’un moment de célébrité. Mais comme ils n’ont pas les outils pour prendre le pouvoir, ils ont basculé dans la violence.
Comment les Narcisse se hissent-ils aux postes de pouvoir ?
Dans un premier temps, être plus narcissique que les autres est payant. On progresse, on trouve des partenaires en affaires, un bon poste. Mais ensuite, on se casse la figure, à l’instar de Jérôme Cahuzac [ex-ministre du Budget reconnu coupable de fraude fiscale, NDLR]. Car ces personnes dotées de ce que j’appelle un « self grandiose » sont bâties sur du sable. Comme leurs fondations sont fragiles, elles doivent sans cesse en rajouter, c’est comme une addiction. Alors, elles se mettent à tricher, mentir… Seule la chute leur permet de s’en sortir, elles en finissent enfin avec l’illusion de la toute-puissance. Dans son livre « Parias » (Robert Laffont), la fille de Jérôme Cahuzac, Diane Gontier, raconte très bien cela : un cercle vicieux, qui s’aggrave jusqu’à l’effondrement.
La formation des élites joue-t-elle un rôle dans ce phénomène ?
Oui. Dans les grandes écoles, les élèves sont préparés à la compétition et à la performance. Au fond, on peut même dire qu’il existe dans les écoles de commerce des formations indirectes au harcèlement : on répète aux étudiants qu’il faut être le premier et éliminer l’adversaire.
Mais pourquoi acceptons-nous d’être dirigés par ces personnes ?
Ils nous donnent l’illusion d’être de bons leaders, ils savent se mettre en avant. On se laisse trop facilement séduire par ces personnalités, on les envie, elles nous excitent. On se dit : « Ces gens sont tellement brillants ». On ne réagit que lorsque les dérapages sont trop flagrants, dans le cas d’Harvey Weinstein par exemple. Le but de mon livre est d’alerter.
Toutes les études statistiques montrent que les femmes sont moins narcissiques. Il se peut qu’elles le soient plus à l’avenir, avec les changements de société. Mais pour le moment, les hauts postes sont occupés par des hommes. Et quand une femme progresse dans la hiérarchie, elle se fait souvent attaquer.
C’est ce qu’il s’est passé avec la Ligue du LOL. De jeunes hommes se sont trouvés en position de pouvoir car ils arrivaient dans un nouveau territoire, Twitter. Ils ont joué à fond la domination et la solidarité entre eux pour grimper. En face, il n’y avait pas d’obstacle. Un peu comme dans les bizutages. Un leader pervers éprouve de la jouissance à dominer les autres, à s’attaquer aux plus faibles et le reste du groupe suit. Le plus cynique mène le jeu.
Est-on condamné à être un Narcisse pour réussir ?
Il est tout à fait possible de progresser en étant raisonnablement narcissique. On peut se mettre en avant sans s’en prendre aux autres. Heureusement, de nombreux journalistes, politiques ou artistes en promotion sont respectueux. Et quelque chose est en train de changer. De plus en plus de personnes contestent cette société de consommation qui nous pousse à être dans le toujours plus. Je le vois dans mes consultations et ce sont principalement les jeunes et les personnes âgées qui réagissent.
Les plus vieux ont souffert au travail à cause de telles dérives. Les jeunes refusent cette surenchère, ils s’épuisent, craquent. Ils veulent travailler ensemble, dans le partage et rejettent la compétition effrénée. Une plus grande vigilance s’installe. Depuis le mouvement #MeToo qui a suivi l’affaire Weinstein, on ose plus facilement dénoncer les abus.