1 Mars 2001 : Psychologie Magazine
Pour mieux cerner le harcèlement moral, l’auteur retient surtout la notion d’intentionnalité, associée à la volonté manipulatoire au mépris de la liberté d’autrui.
Un homme écrit: « De même que des mots peuvent tuer, votre livre peut sauver une vie« . C’est dire combien le précédent ouvrage de Marie-France Hirigoyen sur le harcèlement moral avait fait grand bruit. Chacun découvrait ce qu’il savait déjà: l’entreprise est une jungle où bien souvent il faut « tuer » l’autre pour survivre. C’est que l’auteur avait, avec justesse, axé son propos sur la violence perverse, décrivant un certain nombre de comportements pervers, livrant en complément quelques conseils pratiques aux victimes potentielles afin de faire de la résistance sur le lieu de travail.
Cet ouvrage salutaire a donc été reçu un peu comme un mode d’emploi mais l’engouement provoqué par sa parution a aussi entraîné un certain nombre de confusions, voire d’amalgames.
L’auteur a voulu rectifier le tir en proposant une analyse plus fine, discriminant différentes situations de harcèlement à l’appui d’une enquête approfondie, issue de réactions du lectorat et de personnes directement concernées. Cette étude l’a conduite à une approche différentielle ébauchée à partir d’un certain nombre de précisions sémantiques, afin de cerner la véritable étendue de la définition du harcèlement moral en sachant que le mode d’agression dépend du milieu socio-économique dans lequel il s’exerce.
Le harcèlement doit avant tout être distingué du stress professionnel, des formes de violence plus directes, des mauvaises conditions de travail ou des contraintes professionnelles. De plus, la complexité des situations entraîne quelques retours inattendus.
En effet, un certain nombre de personnes peuvent s’installer pour des causes variées dans une position de victime. Le retournement de situation est aussi fréquent et certaines équipes n’hésitent pas à désigner un bouc émissaire comme « harceleur » pour se débarrasser d’un intrus dérangeant dans leur routine quotidienne un peu trop confortable. Enfin, les personnes structurées sur un mode paranoïaque, grands spécialistes des manipulations de situations ne sont pas en reste dans la démonstration brillante de ce genre de technique.
Pour mieux cerner le harcèlement moral, l’auteur retient surtout la notion d’intentionnalité, associée à la volonté manipulatoire au mépris de la liberté d’autrui. Un listing de procédés fort détaillés qui pour les uns relèvent de la stratégie plus ou moins avouable du milieu professionnel et pour d’autres sont la conséquence du fait que l’entreprise est une microsociété où tous les sentiments humains se jouent et se rejouent avec plus ou moins de sauvagerie, d’agressivité, en bref d’humanité.
La pulsion d’emprise à laquelle l’auteur fait référence ne serait-elle pas comme le dit Roger Dadoun (1) pour le politique, l’essence même de l’entreprise?
Il est clair que certains milieux favorisent le harcèlement; on pourrait même avancer que plus les milieux sont peu organisés, plus les procédures de travail sont confuses et plus le champ du harcèlement peut se développer.
Le tertiaire est prédominant, avec une mention particulière pour le secteur médico-social, en bonne place dans le palmarès du harcèlement moral. Il est vrai qu’on ne prête qu’aux aux riches : plus on s’occupe des personnes démunies, plus on diminue les personnes qui s’en occupent. L’absence de rentabilisation, d’évaluation des missions entraîne des situations de harcèlement sans fin, et la « solution » souvent préconisée est la mise au placard de certains membres du personnel.
L’intrication des composantes individuelles et des dimensions sociales elles-mêmes très diversifiées ne facilitent guère la réponse à la question du « traitement ». La multiplicité des causes entraînant la diversité des solutions, il faut prendre garde à bien différencier le niveau personnel du niveau organisationnel.
Devant cette avalanche de constats négatifs, on se dit qu’ il reste peu de place pour une véritable prise de conscience du problème. Mais on ne saurait reprocher à Marie-France Hirigoyen de ne pas proposer de solutions miracles malgré les stratégies avisées qu’elle propose. En outre, son livre a au moins deux mérites : réitérer la dénonciation d’un état de fait qui ne fait scandale que depuis son premier livre, et apporter des éléments de jugement qui permettent aux victimes et à ceux qui doivent leur apporter leur aide d’être plus à même de répondre adéquatement à ce problème de société.
Notre économie ne produit pas que du profit ou du chômage: elle produit aussi des hommes et des femmes malades des uns et des autres, englués dans des rapports sociaux où l’idéologie du travail crée du négatif autant que de la production. Reste à éviter les effets pervers déjà observés précédemment : certains dirigeants intraitables recommandant chaudement la lecture de ce type d’ouvrage à leur personnel. Mais cela fait aussi partie de la perversité du système…
1. « D’un principe de terreur », Roger Dadoun, in Emprise et liberté, éditions L’Harmattan, 1990.